BULLETIN DE NOUVELLES
No 1 – Juillet 2005
( pour recevoir directement les bulletins de Batay Ouvriye, demandez les à l’adresse suivante : batay@batayouvriye.org )
Aujourd’hui, Batay Ouvriye met à la disposition du public un BULLETIN DE NOUVELLES. Dans l’objectif de faire connaître nos luttes, notre pratique. Mais, surtout, pour mettre le Camp du Peuple, national et international, au courant de nouvelles qui non seulement sont les siennes mais, en plus, constituent les données fondamentales de la situation profonde du pays : des nouvelles de la dynamique de la formation sociale haïtienne.
Voici donc le premier numéro. D’autres suivront. Pour nous offrir de connaître et sentir notre réalité concrète. Et favoriser ainsi que se consolide notre propre CAMP, dans le but d’organiser NOTRE PROPRE FORCE et mieux porter notre propre POIDS dans la bataille.
Malgré une conjoncture très difficile, les pratiques de Batay Ouvriye ont pu continuer à se développer dans plusieurs départements du pays. Ce développement est inégal: les avancées de certaines zones étant contrebalancées par des reculs dans d’autres. Parfois, les confrontations avec nos ennemis ont été serrées. Nous devrions aussi dire que nous avons subi également les effets de la conjoncture, sous diverses formes.
La dégradation de la situation générale, politique mais aussi économique, a provoqué le désistement de certains de nos membres qui se sont vu forcés de quitter le pays. Selon leur responsabilité, l’impact fut différent. Le cas le plus dur fut celui de La Gonâve, dans le département de l’OUEST. Cette zone, à deux communes, vit émigrer les deux responsables. Dans cette région, le développement des pratiques des travailleurs avait atteint un élargissement avancé. Il s’agit donc d’essayer de reprendre en main les structures laissées flottantes et relancer la pratique à partir des acquis obtenus. L’un d’entre eux concerne justement une des luttes contre l’exploitation les plus significatives actuellement en milieu rural : la mobilisation en vue d’obtenir l’application des « trois lots ». Ce système prévoit, à la récolte, un lot pour le travailleur, un pour le propriétaire, un ‘pour la terre’, c’est-à-dire : semences, irrigation, amélioration des sols, insecticides… allant jusqu’à l’entretien des outils, si nécessaire. C’est le système légal. En effet, c’est celui prévu tant par le Code Rural que la Constitution elle-même. Cependant, dans la plupart des zones rurales, les grands propriétaires terriens (grands dons, comme ils sont appelés en Haïti) refusent de l’appliquer, imposant partout la redistribution dite « deux moitiés » avec une part au propriétaire et une au travailleur, la totalité des dépenses pour l’amélioration de la production retombant alors uniquement sur le travailleur. C’est une exaction très dure pour les travailleurs et, en plus d’être illégal, ce système est ouvertement imposé par les grands propriétaires qui, pour ce faire, s’appuient sur les forces répressives à leur service. Étant donc toujours au pouvoir, nous devons contre eux tous mener une lutte acharnée pour l’application de la loi ! À La Gonâve, les paysans ont ainsi réussi à s’organiser et se mobiliser pour arracher ce droit et, à la suite de maints combats, ils arrivèrent à exiger que s’appliquent les « trois lots ». Dans ce même temps, les ouvriers agricoles, eux aussi partie de la lutte générale, réussirent pour leur part à faire passer le salaire journalier de 15 gourdes (US $ 0.375) – !!! – à 50 gourdes (US $ 1.25) ! Chaque fois les représentants du gouvernement s’opposaient à nos requêtes allant parfois à déclarer nos mobilisations …illégales ! Dans cette région les travailleurs n’étaient pas considérés comme des hommes. Peu à peu, la force des mobilisations fit changer les esprits. L’absence subite des responsables provoqua alors un arrêt néfaste des mobilisations et un certain immobilisme organisationnel. Heureusement que d’autres travailleurs combatifs et conséquents recommencent petit à petit à reprendre en main leur vie et la lutte renaît.
Dans le cadre des difficultés globales que comporte la situation, ajoutées à nos propres contraintes matérielles, au NORD-OUEST, autre zone d’implantation importante de Batay Ouvriye et où les confrontations ont toujours jalonnées les avancements pratiques, une certaine baisse se ressent également. Les grandes mobilisations des années 2003-2004 sous divers aspects tels la terre, l’exploitation, la justice ou encore le baptistère…, ne se retrouvent presque plus aujourd’hui. Malgré tout, certains acquis demeurent, tels l’application par endroits des trois lots, l’augmentation des salaires des ouvriers agricoles et surtout le maintien des occupations de terre. La question du baptistère gratuit est aussi réglée, le juge ayant dû finalement accepter d’appliquer le récent arrêté. Dans certaines localités, les grands dons ayant accepté d’appliquer les trois lots, continuent de se réunir avec les travailleurs pour vérifier et suivre les améliorations apportées. Dans d’autres, par contre, ils ne l’entendent toujours pas de cette oreille et ont même décidé de nous attaquer. L’exemple le plus frappant est celui de Mawouj, près du Môle Saint Nicolas, où les grands dons de l’endroit ont commencé par s’allier aux anciens militaires pour essayer de bloquer nos réunions. Par deux fois nous avons repoussé leur attaque. Ils ont fait alors circuler des tracts à notre encontre, à l’encontre des travailleurs globalement. Avec l’évolution négative des anciens militaires, ils ont adopté une autre forme d’attaque : par des jeunes des bourgades avoisinantes payés dans l’objectif alors avoué de nous détruire carrément, ils ont monté contre nous une expédition de plus de cinquante personnes à une rencontre de coordination générale qui se tenait dans la zone dénommée Bagèt le 28 décembre de l’année passée. S’ensuivit un affrontement d’une grande intensité où plusieurs personnes furent gravement blessées. Un de nos camarades perdit même la vie sur le champ tandis qu’un autre, malgré les soins qui lui furent administrés dans des conditions difficiles (on le poursuivait encore), décéda peu après. Clairement on voulait atteindre à la vie des principaux organisateurs paysans. Mais, la résistance étant de taille à contenir l’attaque et les assaillants s’étant finalement retirés, nous évacuions les lieux dans ce qui restait de discipline. C’est alors qu’à la demande des grands dons arriva la police. Et, sous prétexte de poursuivre des fauteurs de trouble, ne trouvèrent mieux à faire que de poursuivre ceux qui avaient été agressés. C’est dans cette logique – qui se réclamait de la légalité ! – qu’ils arrêtèrent deux de nos principaux responsables. Pour éviter d’aboutir dans un centre pénitencier plus sévère et faire face à une justice de ville encore plus corrompue, nous dûmes subir l’exigence de ces policiers qui demandaient une rançon pour la libération de nos amis. Cela coûta beaucoup, sans compter avec tous les autres frais auxquels nous dûmes faire face en ce moment (enterrement, soins divers, réparation de maisonnettes détruites etc…). Nous ne pûmes sortir de cette impasse momentanée que grâce à un appui international qui promptement se manifesta. Aujourd’hui encore, nous remercions vivement tous ceux qui s’étaient engagé à soutenir la lutte des travailleurs. Car, malgré toutes ces difficultés, la coordination pu reprendre, se restructurer et les pratiques recommencer.
Comme on peut donc aisément le remarquer, malgré les difficultés diverses de cette période la plus profondément réactionnaire, les pratiques des travailleurs peuvent toujours avancer. À ce niveau rural, la séparation entre ouvriers agricoles et paysans « deux moitiés » a été rendu possible grâce à une grande persévérance sur ce point. Chacune de ces classes fonctionne en effet avec son organisation propre et réfléchit ses actions différenciées de manière autonome. Parallèlement, à chaque nécessité de coordination et de mobilisation commune, c’est alors le Camp du Peuple qui est globalement interpellé et appelé à réagir en tant que tel. Contre l’Etat, par exemple, qui ne rempli toujours strictement aucune fonction en région rurale à part celle de voler l’argent des travailleurs sous prétexte de taxes et appuyer les grands propriétaires terriens dans toutes leurs exactions. Cette forme d’organisation différenciée permet également de combattre le populisme à sa racine et implanter les bases pour une véritable coordination de masse. C’est ainsi que des plateformes de lutte spécifiques et communes ont été élaborées et que des mobilisations spécifiques et communes ont été mises sur pied où il s’agit pour le moment de répondre aux axes prioritaires, selon chaque localité ou région et également suivant les exigences de la conjoncture globale. À partir de cet élargissement réalisé, la tâche historiquement d’envergure qui s’impose aujourd’hui est celle de construire l’instance globale qui devrait permettre non seulement de coordonner et rendre une toutes les luttes partielles des travailleurs mais encore de mener des luttes, elles-mêmes à portée globale. Ce double mouvement permettra d’avoir un impact réellement national qui corresponde aux exigences du moment.
Dans le département du CENTRE, également à partir des différentes luttes, dans le cadre des différentes luttes, d’amples élargissements ont été réalisés, avec les mêmes acquis de l’heure mentionnés plus haut. Ainsi à Savanette, Las Cahobas, Belladère, Mirebalais… ou, plus loin, au bas-ARTIBONITE, à La Chapelle, Verette, Petite-Rivière… Pendant qu’à Saint-Marc, cependant, la concentration des travailleurs a enregistré une baisse relative qui doit être remédiée. Ceci est également valable pour les Gonaïves ou Saint Michel de l’Attalaye où la confusion de la lutte anti-Aristide fut en ces endroits extrêmement néfaste pour l’avancement des revendications autonomes des travailleurs et des masses populaires en général. Dans l’OUEST, au contraire, les pratiques s’y sont consolidées et continuent d’avancer sur la base de nos principes d’organisation et de lutte. Ainsi à l’Arcahaie, à Cabaret, à Cazale… Au SUD les travailleurs petit à petit continuent de se regrouper et, toujours suivant les mêmes principes, mettent en surface leurs revendications collectives, mettent sur pied leurs différentes organisations et planifient leurs luttes. À Aquin, plus particulièrement, les récentes vagues de dépossession de terre ont fait émerger un grand nombre d’ouvriers agricoles. Leur organisation en tant que tels s’en trouve raffermie. Cependant, les migrations internes qui s’ensuivent, si elles permettent d’élargir la superficie d’action, le champ de lutte, rendent également la pratique organisationnelle parfois trop éphémère.
Au NORD-OUEST, la lutte à la zone franche continue. Les marques de vêtement qui, devant l’acuité du conflit, avaient suspendu leurs commandes, reviennent et certaines autres s’offrent déjà. Par ailleurs, les négociations pour le contrat de travail collectif sont actuellement en cours, un comité paritaire devant gérer les débats en bureau ayant été mis sur pied, pendant que, pour nous, demeure fondamental le rapport en assemblée, seul à même de conscientiser la masse ouvrière sur ses options et, ainsi, rendre effectif son poids dans la bataille. Pour nous, l’assemblée syndicale est l’organe suprême de réflexion et de décision et ce principe qui se retrouve sur tous les statuts des syndicats affiliés à notre Inter-Syndicale Premier Mai – Batay Ouvriye, malgré une certaine lourdeur qu’il apporte parfois, c’est à l’occasion de chaque lutte, chaque mobilisation, chaque pratique que nous insistons pour le matérialiser. D’un autre côté, pendant même les négociations, le Tribunal Correctionnel de Fort-Liberté vient de rendre son verdict concernant le jugement des 2 ouvriers contre le responsable de sécurité de la zone franche et la compagnie propriétaire elle-même, la CODEVI, qui avait ordonné de malmener de la sorte les ouvriers qui ne faisaient que réclamer leurs droits : au grand jour et devant tout le monde, ils furent en effet assenés par l’armée dominicaine à coups de bâton, coup de crosse de fusil, coups de pieds puis laissés au sol baignant dans leur sang, l’une, étant en pleine ceinture !!! Grâce à la clarté des pièces à conviction et témoignages, le juge condamna le responsable et exigea de la compagnie dommages et intérêts. Cependant, alertés par les propriétaires, ne voilà-t-il pas que le gouvernement haïtien, par l’intermédiaire du ministre du commerce et de l’industrie, commença à s’immiscer (illégalement, compte tenu de l’autonomie constitutionnelle des pouvoirs) dans le procès, le ministère de la justice reprochant par lettre officielle au magistrat son verdict. Devant nos protestations, le représentant de la commission zone franche à Ouanaminthe, contacté par la presse, ne trouva autre chose à répondre que « ce verdict gênerait l’investisseur » ! ( Voir la totalité du dossier sur notre site www.batayouvriye.org .)
En liaison avec les mobilisations et luttes en zone franche, existent également divers niveaux d’organisation en cours de mise sur pied. Notamment aux quartiers populaires de Ouanaminthe même où les propriétaires fonciers qui, forts de se sentir naturellement appuyés par ce pouvoir si naturellement réactionnaire, tentent aujourd’hui de se regrouper pour essayer d’exclure les récents migrants des 11 cités périphériques (!!!) que ces derniers ont eux-mêmes assaini et urbanisé. C’était cependant ne pas tenir compte de la capacité organisatrice et mobilisatrice des travailleurs et, globalement, de la résistance du peuple. L’absence patente de tout État dans la région laisse cependant portes ouvertes pour des exactions plus ponctuelles, telles celles opérées par certaines anciennes autorités à l’encontre des déportés de la République Dominicaine, leur soudoyant de l’argent pour un supposé droit légal dit « de passage » (!) ou encore aux voyous de tous crins qui profitent de la situation pour rançonner et violer les petites marchandes sur la grand route menant au Cap-Haïtien.
Au NORD, particulièrement au Cap-Haïtien, la mobilisation des syndicats face aux patrons récalcitrants est en train de reprendre, à cause de la cherté de la vie qui rend de plus en plus ridicule le salaire des ouvriers déjà misérable en lui-même. Même quand, par endroits, ce salaire avait déjà, grâce à la lutte incessante des travailleurs, dépassé le minimum, il demeure encore bien trop bas. À Marnier Lapostolle, par exemple, les ouvriers avaient pu arriver à obtenir 250 gourdes par jour. Devant la dernière montée des prix qui accompagna l’augmentation de la gazoline, ils durent se concentrer pour, à nouveau, se mobiliser et réclamer un ajustement. Celui-ci pu atteindre les 275 gourdes journalières. À l’Hôtel Beck, cependant, la direction refuse toujours de négocier un contrat de travail collectif, bien que les travailleurs aient pu facilement réunir les deux tiers de signatures exigés par la loi pour rendre obligatoire un tel rapport de travail. Aujourd’hui fatigués de cette domination à outrance perpétuée par ce sadique propriétaire, ils s’apprêtent à se mobiliser pour exiger leurs droits.
Dans les quartiers populaires de cette ville, après s’être débarrassés de la pression des gangs de voyous qui cherchaient toujours à rançonner, à faire payer aux fontaines publiques ou à vouloir toucher illégalement des taxes aux marchés, la population fait face aujourd’hui à un autre type de problème. Il s’agit de la récente présence des anciens militaires qui n’ont pas trouvé mieux à faire que de reprendre les pratiques d’exaction qui les ont toujours caractérisé. En effet, nombre d’entre eux essaient de s’accaparer des terrains collectifs (là où les pêcheurs tendent ou réparent leur filet, endroits récréatifs en plein air, servant aussi de lieux de réunions…) ou même de terrains que des malheureux de leurs propres mains avaient gagné sur la mer. Ensemble, c’est donc toute une population qui, autour des comités de travailleurs structurés par sous-zones ou par rues, s’engage à défendre ses acquis, son quartier et sa vie.
À côté de tout ceci, les pratiques à la capitale avancent également. Étant donné leur haut niveau de concentration, et la portée globale qu’elles atteignent presqu’automatiquement, elles représentent en elles-mêmes un numéro à elles seules. Nous y reviendrons donc prochainement. Aujourd’hui nous aurons voulu nous arrêter sur la pratique des travailleurs en pays interne, surtout rural. En réalité, ce ne sont guère des nouvelles qui parcourent la presse. Pourtant, dans la majorité des cas, il s’agit de conflits fondamentaux où se posent les vrais problèmes qui constituent le tournant réel du pays : la question de « propriété » et celle des « rapports sociaux dans la production ». À un moment où la mystification de « démocratie bourgeoise pour tous » nous envahit, il est important de nous rendre compte que les conflits sociaux dans la production même sont ceux qui le plus fidèlement et profondément témoignent de la période que traverse la formation sociale haïtienne. À un moment de crise généralisée où les classes dominantes n’ont pas de solution ; à un moment où l’État est totalement absent ou, d’un autre point de vue, plus ouvertement en appui au projet néolibéral d’exploitation des clases dominantes, la lutte des travailleurs est cruciale pour l’avenir du Peuple Haïtien. Nos capacités limitées nous placent devant une sévère contradiction face à nos responsabilités globales. Les difficultés matérielles rendent le problème encore plus compliqué et bien que nous ne désirions compter globalement que sur nos propres forces, la solidarité reste, pour la lutte, importante.
Pendant que les classes dominantes cherchent à résoudre leurs problèmes par la mystification ou encore les élections, nous autres, sur les bases de notre ligne autonome, nous avançons à partir des intérêts des travailleurs exploités. Cela demande mobilisation et organisation. Suite à la faillite des classes dominantes, qu’il s’agisse des archaïques grands dons, qu’il s’agisse de la parasite bourgeoisie import-export, de la bourgeoisie bureaucratique corrompue ou encore, plus récemment, de la rapace bourgeoisie industrielle ; face à l’absence consommée de l’État et à celle d’une alternative de partis politiques non dépendante ou si inféodée aux intérêts impérialistes, les travailleurs se doivent de venir avec leur PROPRE ALTERNATIVE, construite à partir de leurs propres intérêts, dans leurs luttes. Et ne pas se laisser aller à subir les efforts des classes dominantes pour rebâtir tel quel l’État pourri que nous connaissons à travers des élections bidons et une démocratie parfaitement mensongère. Sur le terrain des luttes des travailleurs, c’est concrètement que se pose le problème du développement des forces productives, c’est concrètement que se pose la construction d’un autre État, même si les difficultés de tous ordres, la confusion et l’hésitation de la situation générale rendent la pratique très complexe.